Mais d’autres explications peuvent être avancées pour comprendre les difficultés que rencontre actuellement l’ESS pour percer ce « plafond de verre » qui l’empêche de s’imposer comme l’alpha et l’oméga dans l’élaboration de nos politiques publiques. En effet, si certaines difficultés, telle que l’opposition entre économie sociale et économie solidaire, ont semble-t-il été dépassées depuis la promulgation de la loi du 31 juillet 2014 relative à l’ESS, d’autres plus récentes se sont faites jour notamment en ce qui concerne la définition du périmètre réel de l’ESS ou encore la place récemment prise par l’entrepreneuriat social dans le débat sur la citoyenneté de l’entreprise, débat réactivé depuis par la publication de la loi PACTE du 22 mai 2019[2].
Enfin, pour espérer déboucher sur des réalisations concrètes, le projet de République ESS devra faire face à un certain nombre de menaces qui le guettent : en premier lieu, celle de l’inertie des institutions représentatives des différentes composantes de l’ESS, notamment en raison des difficultés rencontrées par ces organismes pour définir, enrichir, pour ensuite être en capacité de porter ce projet d’une seule et même voix ; en second lieu, celle liée à la prolifération d’officines de tout bord qui, sous couvert d’un prétendu besoin de modernisation, s’ingénient en réalité à leur seul profit à complexifier à outrance tout débat portant sur l’ESS au risque que celui-ci finisse par devenir totalement illisibles pour la plupart de nos concitoyens. Pour parvenir à leurs fins, toutes les techniques sont bonnes à prendre pour ces prétendues structures d’accompagnement : soit elles n’hésitent pas à façonner patiemment et méthodiquement une « novlangue » totalement « hors-sol » au regard des principaux concepts attachés à l’ESS, pourtant scientifiquement connus et partagés (cf. infra) ; soit elles usent, d’une manière de plus en plus décomplexée, d’anglicismes toujours plus nombreux, au détriment d’une terminologie précise et définit spécifiquement par et pour l’ESS depuis plusieurs siècles.
Dès lors, il convient de s’interroger : et si l’émergence d’une République de l’ESS, comme force de transformation sociale et politique, devait inévitablement passer par la naissance d’une véritable citoyenneté ESS ?
I. Vers une citoyenneté ESS ?
Bien entendu, l’Institut ISBL n’invite pas à créer une (nouvelle) citoyenneté dans la citoyenneté. Au contraire, et à l’instar de ce qu’a parfaitement décrit Pierre Liret, il importe avant tout « que tout change pour que rien ne change. » Autrement dit, si rien ne s’oppose à ce que l’ESS privilégie une démarche inclusive dans l’élaboration des critères de citoyenneté ESS, il n’en demeure pas moins que le droit constitutionnel notamment à travers la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789[3] (art. 6,11,13 et 14) appréhende cette notion de citoyenneté, certes comme l’élément fondamental de la formation du contrat social[4], mais aussi et surtout comme l’équilibre (re)trouvé entre des droits et des devoirs civiques, consacrés par l’Etat et donc supposément acceptés par ses concitoyen.ne.s[5]. Droits et devoirs du citoyen, lien social, autant d’éléments qu’il convient de clarifier pour contribuer à faire vivre cette formidable idée d’une République de l’ESS concrètement réalisable.
- Droits et devoirs des citoyen.ne.s ESS ?
Selon la même méthode, rappeler que les droits et les devoirs d’un citoyen ESS ne sauraient différer de ceux d’un citoyen ordinaire[6], c’est une nouvelle fois pour l’Institut ISBL assumer le fait qu’« il faut que tout change pour que rien ne change » ! D’apparence un peu creuse, cette injonction recèle pourtant la nécessité de (re)définir un ensemble d’engagements communs (cf. infra) permettant de répondre positivement aux aspirations de nos concitoyens – de plus en plus nombreux – à vivre en harmonie avec un socle de valeurs partagées par l’ESS : « liberté d’engagement, égalité des personnes, solidarité entre les membres. »[7]C’est donc bien à partir de cet ensemble de valeurs – qui ne sont ni plus, ni moins que celles figurant dans notre devise républicaine – qu’il serait ainsi possible d’identifier les droits (liberté d’expression, libre participation à la vie publique et politique…) et les devoirs civiques (soumission à l’expression de la volonté générale, contribution aux dépenses communes…) d’un.e citoyen.ne. ESS.
- Citoyenneté ESS : quel lien social ?
Par-delà ces droits et ces devoirs, l’idée d’une citoyenneté ESS pourra également se concrétiser à travers le lien social que les porteurs du projet de République ESS souhaitent développer pour former, sinon une même nation, à tout le moins une seule et même communauté[8]. Pour Jean-François Draperi[9], l’objectif de cette communauté à vocation politique serait principalement d’œuvrer à la transposition de ce socle de principes partagés par l’ESS[10] dans le champ économique : « Les principes qui inspirent ces valeurs sont connus depuis longtemps : un projet porté par un groupement de personnes et fonctionnant selon une gouvernance démocratique ; une finalité de production de biens et services pour les membres ou pour des tiers sans objectif de rémunération de capitaux placés ; un projet indépendant, une gouvernance propre et une gestion autonome, en particulier vis-à-vis des grandes sociétés de capitaux et des États. »[11]
Aussi, il semble que l’heure est venue pour l’ESS d’affirmer son indépendance[12] vis-à-vis, à la fois, de l’économie publique et de l’économie capitaliste. Selon nous, tel est précisément, le sens donné à l’appel de Jérôme SADDIER (Président d’ESS FRANCE) « à tous ceux qui font l’Economie sociale et solidaire : pour que les jours d’après soient les jours heureux ! »
II. Comment devenir un.e citoyen.ne ESS ?
Plus que d’un passeport vaccinal, c’est d’un véritable passeport de « Citoyenneté ESS » dont nous avons besoin pour concrétiser ce projet de « République ESS ». Mais à la différence du premier, le passeport ESS devrait reposer sur une démarche résolument volontaire et inclusive, ce qui n’empêche pas qu’elle soit également exigeante et contraignante.
Ainsi, chaque citoyen.ne. ESS devra préalablement prendre l’engagement de promouvoir le socle des valeurs ESS (cf. supra) pour intégrer une communauté dont l’objectif principal a été précédemment décrit.
Cette démarche de passeport « Citoyen.ne. ESS, initiative qui pourrait être engagée par les promoteurs de « La République ESS », présenterait d’autres vertus, parmi lesquelles :
- Une vertu d’engagement[13] : l’exercice de ses droits civiques comme préalable indispensable à l’acquisition de la citoyenneté ESS permettrait de lutter efficacement contre les effets de l’abstention, contre la crise de représentativité de nos élus, des syndicats et partis politiques et, pourquoi pas, d’anticiper une éventuelle crise du bénévolat au sein des structures de l’ESS.
- Une vertu pédagogique : il pourrait se décliner sous forme de fiches pédagogiques permettant à chacun et chacune d’entre nous de s’informer et se former préalablement à toute accession à cette citoyenneté ESS. A titre d’exemple, chaque citoyen.ne. pourrait prendre l’engagement de se former aux valeurs ESS et d’adopter un mode de vie conforme aux objectifs et aux valeurs poursuivis par l’ESS (privilégier les circuits courts de consommation, opérer un tri dans ses déchets, placer une quote-part minimum de ses avoirs financiers sur des livrets d’épargne solidaire, exercer un mandat de dirigeant dans une structure ESS, etc.)
- Une vertu ludique et éducative : il pourrait être envisagé de présenter les différentes étapes d’accession à la citoyenneté ESS sous une forme ludique (jeux, parcours initiatique…) afin de préparer les jeunes générations dans accomplissement de leurs obligations civiques.
- Une vertu inclusive et solidaire : l’acquisition de la citoyenneté ESS pourrait constituer un moyen efficace de lutte contre l’isolement, la perte d’identité voire la précarité par l’organisation d’un système de cooptation (par exemple par deux citoyen.ne.s apparentant déjà à la République de l’ESS) permettant aux plus fragiles d’entre nous de reconquérir cette part de citoyenneté perdue ou tout simplement oubliée.
Bien entendu, il ne s’agira nullement de contraindre et encore moins de punir, mais simplement d’inviter chaque citoyen à prendre la mesure des enjeux actuels et ainsi à identifier le degré d’engagements nécessaire pour entretenir l’espoir d’un véritable changement[14].
Références :
↑1 | https://institut-isbl.fr/appel-a-tous-ceux-qui-font-leconomie-sociale-et-solidaire-pour-que-les-jours-dapres-soient-les-jours-heureux-2/ |
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↑2 | P. Liret, Loi PACTE : Quel impact pour l’ESS ?, www.institut-isbl.fr, mai 2020 |
↑3 | La Déclaration de 1789 est une norme de référence du contrôle de constitutionnalité exercé par le Conseil constitutionnel (décisions n os 71-44 DC du 16 juillet 1971 et 73-51 DC du 27 décembre 1973 ). C’est dire que les droits et principes définis en 1789 ont « pleine valeur constitutionnelle » (décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982 ) |
↑4 | R. Castel, La montée des incertitudes, Ed. Seuil, 2009, p. 26 ; L.-A. Serrut, De la citoyenneté, Histoire et émergence d’un concept en mutation, Paris, Ed. du Cygne, 2016 |
↑5 | A ce stade, il apparaît utile de rappeler que les quatre articles précités de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’accordent pas un droit à l’individu en général, mais au citoyen en particulier. |
↑6 | L. n°2017-86 du 27 janv. 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté ; voir égal. Mouv. Associatif, Être citoyen aujourd’hui, La Vie Associative, n°29, mars 2021 ; Rapport Citoyenneté, institutions, sociétés civiles : la démocratie française sous tension, Chaire Unesco Politiques Urbaines et Citoyenneté, juill. 2020 |
↑7 | J.F. Draperi, Ruses de riches : pourquoi les riches veulent maintenant aider les pauvres et sauver le monde, éd. Payot, oct. 2020, p. 17-18 |
↑8 | D. Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté, Gallimard, 2000 (ISBN 978-92-871-7318-8) : « Vivre ensemble, ce n’est plus partager la même religion ou être, ensemble, sujets du même monarque ou être soumis à la même autorité, c’est être citoyens de la même organisation politique » |
↑9 | Préc. |
↑10 | H. Desroche, Pour un traité d’économie sociale, Paris, CIEM, 1983 ; E. Dacheux et Daniel Goujon, « De nouveaux outils pour comprendre l’économie solidaire », Revue internationale de l’économie sociale (Recma), n°284, mai 2002 ; C. Borzaga, J. Defourny et S. Adam, The Emergence of the Social Enterprise, Londres, Routledge, 2001. |
↑11 | J.F Draperi, ibid., p. 18 |
↑12 | T. Duverger, Utopies locales, Les solutions écologiques et solidaires de demain, Ed. Les Petits Matins, coll. Mondes en transition, févr. 2021, p. 43 et s. |
↑13 | J. Ferrando Y Puig, Favoriser la participation citoyenne, Tribune Fonda n°245 – Associations et collectivités – Mars 2020 |
↑14 | C. Amblard, « Après » Covid-19 : l’Economie sociale et solidaire prête à relever le défi du changement ! www.institut-isbl.fr, Edito. Avril 2020 |