Economie sociale et solidaire : sortir de l’impasse politique !

« Jamais la voix de l’Economie sociale et solidaire (ESS) n’a été aussi nécessaire[1]. » Depuis le début de la crise sanitaire Covid-19, c’était sans compter la cohorte de nouveaux besoins sociaux, les situations de détresse et de pauvreté[2] que cette pandémie mondiale allait entraîner ! Or, même dans ce contexte inédit, l’ESS démontre chaque jour le rôle essentiel qu’elle occupe dans notre système de santé[3] comme dans la préservation de notre cohésion nationale. Dans ces conditions, comment peut-on encore douter de ses capacités dans la construction du monde de demain ? Pour autant, ses différentes composantes, associatives en particulier, ont été les grandes oubliées du plan de relance[4] et l’ESS demeure encore largement invisible aux yeux de nos concitoyens et trop souvent absente du débat public. Comment en sommes-nous arrivés là ? Fort de plus de deux siècles d’histoire[5] et revendiquant l’adhésion de près d’un français sur deux (en âge de voter)[6], pourquoi ce nouveau paradigme systémique prôné par l’ESS peine-t-il toujours à traduire ses préceptes dans les hautes sphères du pouvoir ? Que faut-il envisager pour sortir de cette impuissance politique ?

 

UNE FORCE ECONOMIQUE ET SOCIALE QUI PEINE A EXISTER SUR LE PLAN POLITIQUE

Combien sommes-nous depuis plusieurs décennies à rappeler que l’ESS emploie un grand nombre de salariés et représente une bonne part de notre PIB[7] ? Combien de fois avons-nous interpellés les gouvernements de gauche comme de droite sur l’intérêt des français pour l’ESS[8] et le degré de confiance qu’ils plaçaient dans les corps intermédiaires[9] ? Si nous avons été nombreux à penser que l’évocation de ces données macro-économiques allaient « faire bouger les lignes » par une prise de conscience de nos concitoyens – et par contrecoup de nos gouvernants – force est de constater que nous nous sommes trompés. Ce mode d’interpellation sonne aujourd’hui comme une formule incantatoire un peu creuse et sans réel écho au sein des sphères du pouvoir. En réalité, ces données – qui par ailleurs ne retracent qu’imparfaitement les « spécificités méritoires » des associations[10] et de l’ESS par leur approche essentiellement monétaire ou productiviste – n’ont jamais réellement réussi à infléchir les politiques publiques qui aujourd’hui font encore une part belle à l’économie de marché et à l’entreprise capitalistique. Certes depuis la loi du 31 juillet 2014[11], l’existence d’une économie sociale et solidaire a en quelque sorte été sanctuarisée mais le chemin sera encore long avant que les organismes à but non lucratif (associations, fondations, mutuelles) ou à lucrativité limitée (coopératives) ne deviennent les entreprises de droit commun. Le plus souvent cantonnée dans un rôle de réparation du système néolibéral pourtant à bout de souffle[12], l’ESS peine toujours autant à se faire accepter en tant que véritable force de transformation et/ou comme le modèle économique dominant dont le monde d’après à tant besoin. Pour briser ce plafond de verre, l’ESS doit par conséquent trouver des relais politiques lui permettant de faire valoir les spécificités de son approche économique (primauté de l’Homme sur le capital, fonctionnement démocratique ou auto-gestion, but non lucratif ou lucrativité limitée), son efficience sociale et surtout son dynamisme en matière d’innovation sociétale[13].

 

 

TENTATIVE DE RE-POLITISATION DE L’ESS

Fort de ce constat, l’initiative récemment prise par ESS France ne peut qu’être saluée tant elle répond aux besoins et surtout à l’urgence du moment. Pour que les jours d’après redeviennent des « jours heureux »[14], Jérôme SADDIER, son nouveau Président, en appelait le 04 mai dernier à tous ceux qui font l’Economie sociale et solidaire : « ma conviction est que notre responsabilité consiste donc à agir collectivement, non pas de manière partisane, mais de manière politique, en incarnant nos valeurs et notre vision dans le débat public, afin de nous rendre toujours plus utiles au monde. L’enjeu est à la hauteur du programme du Conseil national de la Résistance, comme Claude Alphandéry l’a rappelé récemment. » Du Conseil Supérieur de l’ESS, au Haut Conseil à la Vie Associative, en passant du Mouvement associatif comme celui des Scop, l’avis est unanimement partagé : un autre modèle de société plus résilient en matière écologique, économique et sociale existe ! Encore faut-il qu’il soit politiquement porté et non plus simplement partagé dans un entre-soi d’experts dont les convictions sont par ailleurs solidement établies depuis des lustres ! C’est dans ce but qu’ESS France a récemment entrepris de lancer « La République de l’ESS », sous la forme d’une plateforme collaborative dont le lancement est prévu pour le mois de novembre 2020 et qui aura pour objectif principal de coconstruire avec les citoyens engagés dans l’ESS un manifeste politique en vue de la campagne électorale pour la présidentielle de 2022. Aussi louable et ambitieuse soit-elle, une telle initiative peut-elle sortir l’ESS de l’impuissance politique dans laquelle elle se morfond depuis tant d’années ? Et à ce titre, quelles autres actions doivent accompagner cette tentative de re-politisation de l’ESS pour véritablement peser en termes de changement ? 

 

 

SORTIR L’ESS DE L’IMPUISSANCE POLITIQUE !

Figure incontournable de l’ESS et récemment encore l’un des initiateurs du Nouveau Conseil de la Resistance, Claude Alphandéry nous invite à « unir nos forces comme pendant la Résistance », en prenant toutefois le soin de préciser que « nous ne sommes pas en guerre. » Pour lui, il s’agit avant tout de renouer avec l’esprit de solidarité et soutenir les nouvelles solidarités existantes un peu partout mais qui demeurent encore « disséminées, fragmentées et ne font pas encore système ». Son appel à une nouvelle résistance consiste ainsi à faire converger ce qui existe déjà « afin d’inventer de nouvelles manières de produire, de consommer, de se comporter et de vivre ensemble. » Et pour ce faire, le constat qu’il dresse est identique à celui d’ESS France et d’un grand nombre d’observateurs[15] : « il existe en France, des milliers d’associations, d’entreprises sociales et solidaires, qui doivent être un noyau de ce système nouveau que nous voulons mettre en place. »

Si l’intention est claire et partagée depuis longtemps – c’est-à-dire bien avant l’apparition de la situation sanitaire covid-19 qui en définitive n’agit que comme le révélateur d’une crise économique, morale, sociale, démocratique, environnementale profonde depuis plusieurs décennies – encore faut-il pour combattre (ou résister) efficacement connaître son adversaire. Résister étant un verbe transitif indirect, cela oblige à préciser contre qui et donc à identifier clairement – ou simplement à verbaliser – la personne ou le système auquel il convient de s’opposer. Dans la déclaration du Conseil National de la Nouvelle Résistance du 27 mai 2020, l’objectif apparaît clairement : « les mesures de circonstances ne suffiront plus. Seule une vision partagée de l’avenir et une convergence des luttes permettront d’inverser le rapport de force pour sortir d’un modèle économique néolibéral dévastateur pour les vies humaines et l’environnement. »

Mais si identifier son adversaire ou son opposant est nécessaire, est-ce pour autant suffisant ? Pour (véritablement) entrer en résistance – en vue d’inverser le rapport de force ou d’influence – il apparaît tout aussi important de définir les modes opératoires à mettre en œuvre ce qui pose, en creux, la question de stratégie politique et donc de la recherche d’une efficacité réelle pour le changement. Compte tenu de l’urgence sociale et environnementale unanimement invoquée par ses dirigeants et des menaces actuelles qui planent sur nos démocraties, ne pas aborder cette question de manière frontale serait irresponsable de la part de l’ESS. Le lancement de l’initiative collaborative « La République de l’ESS » doit ainsi être l’occasion d’engager une réflexion de nature tactique, c’est-à-dire qui s’interroge essentiellement et concrètement sur les moyens de rendre victorieux les actes de résistance que l’on nous exhorte à mener. Mais exister politiquement ne doit pas se résumer à reprendre des instruments éculés (plateformes informatiques de consultation citoyenne) ou, pire encore, à engager des combats que l’on sait perdus d’avance (la convention citoyenne pour le climat[16] ou les cahiers de doléances des gilets jaunes[17]). Reprendre des instruments de résistance préconstitués sans en interroger leur force et leur efficacité, ce n’est pas agir politiquement en stratèges mais prendre le risque de perpétuer encore et toujours cette forme d’impuissance dans laquelle s’inscrit l’ESS depuis trop longtemps. L’initiative d’ESS France est donc une formidable occasion pour l’ESS de regarder le présent avec lucidité mais aussi et surtout d’opérer un tournant tactique dans sa pensée politique.

 

L’ESS doit regarder le présent avec lucidité

La lucidité oblige à constater que nous vivons dans l’urgence – cela a été dit plusieurs fois – et surtout que nous ne pouvons pas attendre 20 ans supplémentaires pour que les transformations se produisent. Par conséquent, l’élaboration d’une nouvelle tactique politique principalement orientée vers l’efficacité nécessite de s’interroger sur l’orientation du discours : à qui souhaite-t-on s’adresser dans le cadre de la demande de mobilisation ? Et à cette occasion, l’on peut se demander si l’orientation quasi-naturelle du discours en direction de la classe dirigeante actuelle ne constitue pas une sorte de perte de temps et d’énergie ou, pire encore, une sorte de stratégie inconsciemment inscrite dans une logique de défaite annoncée. Pour s’en persuader, il suffit de scruter l’ensemble des positions prises par Christophe Itier (ancien Haut-Commissaire à l’ESS) et désormais par Olivia Grégoire (Secrétaire d’Etat à l’ESSR) pour constater que des arguments étayés et rationnels destinés à démontrer l’adéquation des valeurs de l’ESS aux maux de notre temps ne changeront rien à leurs convictions personnelles : l’ESS ne vaut qu’à travers le prisme d’une économie libérale en mal de nouveaux marchés à conquérir (« social business » [18], contrat à impact social) ou cherchant des subterfuges destinés à masquer la véritable nature de leur impact sociétal ou environnemental (start-Up sociale et « French Impact », entreprises ESUS et entrepreneuriat social). Sinon, comment expliquer que l’action de ces représentants politiques s’adresse d’une manière quasi exclusive à la composante la plus libérale de l’ESS voire même se consacre à des modes d’entreprendre totalement hors champs de l’ESS (entreprises à mission) ? De ce point de vue, il est à se demander – cette fois si l’on met de côté l’urgence de la situation actuelle – s’il ne serait pas plus efficace de s’adresser directement aux nouvelles générations (étudiants notamment) afin de modifier à terme la doxa dominante dans les universités et les grandes écoles plutôt que de dialoguer avec de tels ministères ?

 

L’ESS doit opérer un tournant dans sa pensée politique

Opérer un tournant dans sa pensée politique, c’est convaincre les tenants de l’ESS que la confrontation politique est inévitable si elle veut véritablement réussir les ruptures paradigmatiques qu’elle appelle de ses vœux depuis plusieurs décennies maintenant. Pour rompre avec ce fatalisme de l’échec, l’ESS devra prioritairement montrer l’unicité de sa démarche (organisation d’une grève générale symbolique de l’ensemble des composantes de l’ESS pour montrer à nos concitoyens son unité et sa diversité – présentation de représentants communs aux élections prud’homales, etc). Elle devra non seulement résoudre la question de l’effectivité pratique de ses modes d’action mais également instaurer sa propre temporalité politique qui ne soit plus dépendante des actions de l’Etat, essayer de surprendre et d’imposer son propre rythme politique et non pas simplement réagir à chaque annonce gouvernementale qui lui est défavorable. Elle va probablement devoir (re)construire un imaginaire susceptible de séduire un électorat majoritaire et éviter d’en être dépossédé, identifier les forces politiques les mieux à même de le représenter à défaut se représenter elle-même dans le jeu politique. Elle doit investir les cercles du pouvoir, infiltrer l’appareil d’Etat, conquérir les institutions là où les véritables décisions de changement sont possibles. Elle doit faire émerger des thèmes nouveaux (revenus universels ou territoires zéro chômeurs par exemple) afin de lutter contre les forces conservatrices qui paralysent son action. Elle doit systématiquement soutenir les formes d’action directe entrant dans son giron (militants apportant de l’aide aux migrants[19] ou lanceurs d’alerte), au besoin en utilisant le droit comme un instrument d’action et de changement. Enfin, et sans que cette liste ne soit exhaustive, elle doit lutter pied à pied contre toutes formes de mensonge, de désinformation et de tromperie actuellement organisée par l’establishment (la solidarité coûte un « pognon de dingue », l’ESS ne vit que grâce aux financements publics) mais également s’organiser afin de se prémunir contre tout amalgame et tentative de banalisation de son action.

Parce que, depuis plusieurs décennies maintenant, l’ESS ne cesse de stagner, de régresser, de perdre les combats qu’elle mène, elle doit nécessairement (ré)interroger ses stratégies, ses modes d’action et les manières concrètes de résister. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle peut espérer devenir puissante politiquement et ainsi préserver toutes chances d’inverser le cours des évènements qu’elle dénonce.

Auteur :

 Colas Amblard, président de l’Institut ISBL, docteur en droit, avocat associé

Références :

1 ESS France, texte adopté à l’unanimité par l’assemblée générale d’ESS France le 05 déc. 2019
2 La crise sanitaire a fait basculer 1 million supplémentaire de personnes dans la pauvreté en France, soit désormais près de 1 français sur 7 qui vit en dessous du seuil de pauvreté (source : https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/10/06/un-million-de-nouveaux-pauvres-fin-2020-en-raison-de-la-crise-due-au-covid-19_6054872_3224.html)
3 Le secteur privé non lucratif de la santé représente 21% des emplois (source : Enquête Emplois 2017, Unifaf) et 15 % des lits et places (source : Bilan de l’emploi 2018, CRDLA). Entre 2016 et 2017, la santé est un des rares champs associatifs où l’évolution des effectifs salariés est positive (+0,6%)
4 C. Amblard, Plan de relance : les associations et l’ESS seront-elles les grandes oubliées du monde de demain ? Edito Institut ISBL, 30 sept. 2020
5 Fondements de l’Économie Sociale et Solidaire  http://www.made-in-ess-grandest.fr/wp-content/uploads/CRESSCA-FichePedagogique-3.pdf
6 Soit 23 millions de bénévoles (source, Atlas de l’ESS, CN CRESS, 2020)
7 Actuellement l’ESS emploie 2,4 millions de salariés (soit 14% du total de l’emploi salarié privé en France) et représente 10% du PIB (Source Atlas de l’ESS, CNCRESS, 2020)
8 Observatoires des politiques publiques, Les français et l’économie sociale et solidaire, sondage ifop, févr. 2015 : L’engouement pour l’ESS, se traduit pour les français – tous bords politiques confondus – par une adhésion forte à son développement, via le soutien des autorités publiques. Une large majorité des personnes interrogées considère ainsi que dans les territoires, les collectivités locales devraient investir dans le développement de l’ESS (82%), que l’Etat et les collectivités seraient bien inspirés de favoriser l’ESS dans le cadre des marchés publics (79%), ou encore que ces mêmes acteurs devraient déléguer à l’ESS certaines missions de service public (73%) (source https://www.avise.org/sites/default/files/atoms/files/022015_ifop_les_francais_et_less.pdf)
9 Enquête réalisée par Harris Interactive pour la Croix-Rouge Française, juin 2019 : plus de 70% des français ont une bonne image des associations (source : https://harris-interactive.fr/wp-content/uploads/sites/6/2019/06/Rapport-Harris-Les_Francais_et_les_associations_caritatives_et_humanitaires-Croix-Rouge_Francaise.pdf)
10 F. Bloch-Lainé, Identifier les associations de service social, Recma, 1994
11 L. 2014-856 du 31 juill. 2014 relative à l’économie sociale et solidaire (JO du 1er août)
12, 13 S. Moatti, Le néolibéralisme n’a plus d’avenir, Alternatives Economiques, 1 nov. 2015 ; v. égal. Alternatives économiques, Panique chez les économistes : les dix lois du marché qui ne fonctionnent plus, n°404, sept. 2020, p. 20 et s.
14 Terme également utilisé par E. Macron dans son allocution du 13 avril 2020
15 Collectif de cent enseignants et chercheurs internationaux, L’Economie dont nous avons besoin au moment où s’épuise le système dominant, Tribune, LeMonde.fr, 24 octobre 2020
16 O. Cognasse, Où en sont les propositions de la convention citoyenne pour le climat ? Usinenouvelle.com, 27 oct. 2010 (source : https://www.usinenouvelle.com/article/ou-en-sont-les-propositions-de-la-convention-citoyenne-pour-le-climat.N1020079)
17 M. Dehimi, Que sont devenus les cahiers de doléances lancés après le mouvement des « gilets jaunes » ?, FranceInter.fr, 10 févr. 2020 (source : https://www.franceinter.fr/que-sont-devenus-les-cahiers-de-doleances-des-gilets-jaunes)
18 J-F Draperi, Ruses de riches – pourquoi les riches veulent maintenant aider les pauvres à sauver le monde, Ed. Payot et rivages, Paris, oct. 2020
19 https://www.franceinter.fr/societe/cedric-herrou-pour-le-respect-du-droit-des-migrants-j-aime-aller-en-proces-car-en-general-on-est-ecoute