Association et entrepreneuriat : quand la confusion règne à tous les étages

Décidément, la notion d’entreprise demeure incomprise à tous les niveaux. Certes, pour une bonne part, cela tient au fait que ce concept essentiellement économique  reste encore fortement influencé par notre Code de commerce datant de 1807 – et par conséquent l’enseignement qui en découle dans les universités et les grandes écoles – qui assimile quasi systématiquement entreprise et société commerciale. En réalité, il n’en est rien et la seule définition juridique donnée de la notion d’entrepreneuriat[1] montre que, sans se dévoyer, le secteur associatif a bien un rôle à jouer dans ce domaine, contrairement à ce que s’ingénie à nous faire croire certains, par incompréhension des véritables enjeux, simple maladresse ou pour des raisons purement idéologiques.

 

LE HAUT COMMISSAIRE A LA VIE ASSOCIATIVE (HCVA) S’INTERROGE SUR LA COEXISTENCE DES DIFFÉRENTS MODES D’ENTREPRENDRE

Dans deux rapports successifs du 28 mars 2017[2] et 02 juillet 2019[3], le HCVA s’interroge sur la complémentarité de l’entrepreneuriat social avec le secteur associatif ainsi que sur le rôle et la place des associations dans le contexte des nouveaux modèles d’entreprise. Cet intérêt manifeste pour ces questions démontre que le rôle actuellement joué par ce secteur dans la sphère économique voire même commerciale interpelle. Et pour cause, dans sa dernière étude Viviane Tchernonog[4] démontre que la part des recettes d’activités est devenue très largement majoritaire dans les ressources du secteur associatif (en 2005, elles représentaient 49% des ressources, contre 61% en 2011 et 66% en 2017). Depuis la promulgation de la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire (ESS)[5], se pose également la question de la coexistence au sein même de l’ESS des différents acteurs appartenant à ce nouveau périmètre d’entreprise. Comment différencier le secteur associatif de l’entrepreneuriat social ? Quelles sont leurs spécificités propres ? Comment au sein de ce même périmètre faire coexister ces différents modèles d’entreprise et ainsi souligner « la complémentarité de chacun dont l’action est toujours au service de l’intérêt général ? »[6]. Dans son dernier rapport, le HCVA va même plus loin en questionnant la place des interventions désintéressées dans l’économie. Dans un contexte européen fondé sur le principe de libre échange et une appréhension objective du concept d’entreprise[7], comment faire en sorte que l’association à caractère économique puisse tirer son épingle du jeu ? Comment rendre compatible le droit communautaire avec le droit national en matière de subventionnement, de marchés publics et de reconnaissance des initiatives citoyennes ? Comment desserrer l’étau du sacro-saint principe de libre concurrence pour aménager au bénéfice des entreprises à but non lucratif un statut d’exception, ce qui « ne signifie pas nécessairement un statut privilégié »[8]. Dans une période de profonde remise en question du système capitaliste en raison des multiples dérives qu’il génère (inégalités sociales, pauvreté, dérèglement climatiques, montée des nationalismes…), les réponses à ces interrogations sont d’une extrême importance en ce qu’elles doivent nous permettre de solutionner ces multiples défis sociétaux auxquels sont actuellement confrontés nos systèmes démocratiques contemporains. En tout état de cause, cela suppose une approche complexe de la notion d’économie bien loin du monopole réservé aux commerçants, et par conséquent à l’entrepreneuriat lucratif tel qu’organisé par notre Code de commerce datant de 1807.

 

FAUT-IL POUR AUTANT EN CONCLURE QUE LES ASSOCIATIONS NE SONT PAS (ENCORE) DES ENTREPRISES ?

En tout état de cause, une telle affirmation[9] est non seulement contraire au droit actuel mais constitue assurément une contre-vérité, à rebrousse-poil des évolutions actuelles de l’économie de marché. En effet, faut-il rappeler que par deux fois le Conseil constitutionnel en 2006[10] a reconnu la qualité d’entreprise à l’association à caractère économique ? Faut-il rappeler que la plus haute juridiction de l’ordre civil[11] confirme régulièrement la pleine capacité dont dispose le secteur associatif pour exercer des activités économiques et commerciales et que l’administration fiscale a réaffirmé en 1998[12] « le principe selon lequel il est légitime qu’un organisme sans but lucratif dégage, dans le cadre de son activité, des excédents, reflets d’une gestion saine et prudente. » Dans ces conditions, continuer à nier la capacité entrepreneuriale des associations revient ni plus ni moins à remettre en cause l’existence même de l’ESS, voire même la liberté d’association dans la mesure où ces organismes à but non lucratif peuvent exercer tout type d’activités, à l’exception de celles contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs[13].

Loin d’en arriver à une telle conclusion, le rapport du HCVA de 2019 met au contraire l’accent de façon fort pertinente sur « la confusion » qui actuellement est en train de s’opérer entre entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS)[14], entreprise à missions[15] et entreprise de l’ESS (composée à 80% par des associations à caractère économique). En attirant notre attention sur ce « paysage embrumé » qui découle directement de la multiplication des formes entrepreneuriales, cette instance de consultation nous alerte sur l’importance du travail pédagogique qui va devoir être fait afin d’éviter tout amalgame entre ces différentes modes d’entreprendre qui, irrémédiablement, conduirait à une banalisation de l’action (économique) associative. Par ailleurs, cette même instance s’interroge sur le traitement réservé à chacun d’entre eux, au moment même où les entreprises capitalistes agréées ESUS commencent elles-aussi à revendiquer leur droit à bénéficier de la manne financière liée au mécénat[16].

Un tel « brouillage » est-il la résultante naturelle d’un monde entrepreneurial en pleine mutation (en raison des défis sociétaux à relever) ou simplement orchestré par des intérêts particuliers dans l’unique but de contrecarrer l’irrésistible ascension de l’ESS (et ainsi limiter les « parts de marché » que cette nouvelle économie ne cesse de grignoter sur l’ « ancien monde ») ? Autrement dit, sommes-nous en train d’assister à une mutation profonde du modèle capitaliste dominant ou tout simplement à ses derniers soubresauts visant à empêcher ou ralentir l’émergence d’un nouveau paradigme économique fondé sur la création durable et collective de richesses (monétaires et non-monétaires) dans la perspective d’une meilleure répartition[17] ? En tout état de cause, affirmer que les associations ne sont pas (encore) des entreprises ne sert pas la cause de l’ESS. De la même façon, évoquer le modèle entrepreneurial associatif uniquement en termes de « risque » ne renvoie pas un signal positif aux associations actuellement en mal de ressources. Aussi, en affirmant que « la principale source d’inquiétude est que [le modèle entrepreneurial associatif] conduise à un resserrement du champ des modes d’action possibles sous la forme exclusive d’une entreprise version pro business et d’une régulation des activités humaines orientée essentiellement vers le marché »[18], pareil message nous semble particulièrement maladroit. En effet, nier définitivement cette possibilité offerte aux associations d’intervenir dans le monde des affaires, nous semble être des prises de position globalement contre-productives en ce que cela revient, en définitive, à laisser le champ libre au système libéral capitalistique qui actuellement sévit pratiquement partout sur notre planète pour les résultats que l’on connaît désormais.

 

POURQUOI CE NOUVEAU MODÈLE D’ENTREPRISE (ASSOCIATIVE) N’EST PAS MIEUX SOUTENU PAR LE GOUVERNEMENT ACTUEL ?

Dans son rapport de 2017, le HCVA mettait en exergue les « spécificités méritoires »[19] de l’entreprise associative dans un monde des affaires actuellement totalement déshumanisé : pouvoirs des membres qui ne peuvent s’approprier le patrimoine de l’association, absence de capital[20] – et par conséquent de rémunération du capital – et absence de partage de bénéfices (entre les membres) qui doivent obligatoirement être réinvestis dans l’association au bénéfice de tous (membres, usagers, bénéficiaires). A cela, doit-on ajouter cette capacité des associations à dégager des résultats à partir d’activités économiques d’ « utilité sociale »[21] – ce type d’activités doit clairement être distingué des activités commerciales lucratives[22] – sans craindre une remise en question de leur statut d’organisme sans but lucratif et ainsi une fiscalisation aux impôts commerciaux (IS et TVA).

Certes, cette nouvelle approche du secteur associatif commande de s’ouvrir, y compris de la part des dirigeants, à de nouveaux modes de gouvernance[23]. Elle demande aussi et surtout une maîtrise des modes de gestion complexes basés sur une hybridation des ressources (monétaires – non monétaires ; publiques – privées ; lucratives – non-lucratives) et une imbrication des statuts (association, filiale, fonds de dotation)[24] au service d’ « un objectif socialement intéressé »[25].

C’est précisément cet ensemble de spécificités qui doit être préservé et, mieux encore, développé pour aboutir à un système économique plus égalitaire, au sens où il doit contribuer à la réduction des inégalités. Par ailleurs, cette démarche consistant à créer collectivement de la richesses en dehors de toute optique de rémunération (à court-terme) du capital, d’appropriation privative des résultats de l’entreprise, constitue assurément un « business model » économique véritablement révolutionnaire s’il venait à se développer de manière hégémonique. Qui plus est, cela remettrait l’Homme ainsi que la valeur travail au centre des enjeux véritables de l’entreprise. Enfin, cette nouvelle économie ne cesse de créer de la richesse (10% du PIB) et de l’emploi le plus souvent non délocalisable (10% des salariés en France).

Pourquoi dès lors le Gouvernement actuel accorde-t-il aussi peu d’attention à ces nouvelles voies exploratoires ? Le 07 septembre 2019, Gabriel Attal, Secrétaire d’État auprès du ministre de l’Éducation et de la Jeunesse, annonçait qu’il accordait 28 millions d’euros en faveur du secteur associatif[26]. Un effort « positif mais très insuffisant » selon, Philippe Jahshan (Président du Mouvement associatif qui représente près de 600.000 associations). Dix jours plus tard, notre Président de la République annonçait une levée de 5 milliards d’euros pour financer un nombre très réduit de 25 « start-up »[27] (prétendument) à haut potentiel (dénommées dans le Jargon LRM « les licornes »), dont 1 milliard d’euros venant de la seule Banque Publique d’Investissement, cette filiale de la Caisse des dépôts qui précisément devait servir à financer l’ESS ! [28] Et après avoir annoncé un grand plan pour le secteur associatif, qui aujourd’hui encore tarde à voir le jour, Gabriel Attal exhortait les associations à « aller chercher davantage de financements privés. » Interrogé sur cette déclaration, Philippe Jashan se contentait finalement de répondre : « (…) la croissance de l’activité commerciale (des associations) pose déjà des questions en termes de pérennité des missions mais aussi de sens de l’action. Elle embarque le monde associatif dans une activité marchande qui n’est pas son premier rôle, notre action devant rester non lucrative et orientée vers l’intérêt général. »

Une position lacunaire pour le moins surprenante qui, en tout état de cause, apparaît bien loin des enjeux du moment.

Colas AMBLARD

En savoir plus :

Colas Amblard :  « La gouvernance des entreprises associatives – Administration et fonctionnement », Dalloz Juris associations Hors-Série, août 2019

 


Les Notes:

 

[1] CJCE, 23 avr. 1993, Höfner et Helser, C-41/90, Rec. p. 1979

[2] HCVA, Les associations et l’entrepreneuriat social, rapport, 28 mars 2017

[3] HCVA, Rôle et place des associations dans le contexte des nouveaux modèles d’entreprise : comment répondre aux défis sociétaux, rapport, 2 juillet 2019

[4] V. Tchernonog L. Prouteau, Le paysage associatif : mesures et évolutions, 3ème éd. Juris associations, mai 2019

[5] L. 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire (JO du 1er août)

[6] Lettre de mission de P. Kanner au HCVA du 03 janv. 2017 : alors même que le rapprochement entre ESS et intérêt général n’apparaît pas évident

[7] CJCE, 13 juill. 1962, Mannesmann AG c./ Aut. 19/61 : Rec. p. 677

[8] M. Malaurie, Plaidoyer en faveur des associations, D. 1992, chron. P. 274

[9] M. Lulek, Les associations ne sont pas (encore) des entreprises, Rev. Associations mode d’emploi, n°211, août-sept. 2019, p. 4-5

[10] Cons. const., décis. n° 2006-20/21 du 20 juill. 2006 ; Cons. const., décis. n° 2006/22 du 26 oct. 2006

[11] Cass. 17 mars 1981, Institut musulman de la Mosquée de Paris, 1983, p. 23 ; Cass. com. 18 janv. 1985, Club de chasse du Vert-Galand, Bull. civ. IV, n°59 ; voir égal. Cass. com. 18 janv. 1988, Foyer Léo-Lagrange, JCP N, I n°43-44, p. 335 et s.

[12] BOI-IS-CHAMP-10-50-10-20-20170607, § 630

[13] L. 1er juill. 1901, art. 3

[14] L. 2014-856, préc. art. 11

[15] C. civ. art. 1833 modifié par la L. n°2019-486 du 22 mai 2019, art. 169 dite Loi « PACTE » ; voir égal. Tribune collectif, Loi Pacte : le projet de société à mission est « une fausse bonne idée », Le Monde, Idées entreprises, 15 mars 2019

[16] HCVA, rapport 2 juill. 2019, préc. p. 28 et s.

[17] Si dans son dernier ouvrage Capital et Idéologie (éd. Le Seuil, sept. 2019) T. Pikety préconise, pour lutter contre les inégalités, une taxation pouvant aller jusqu’à 90% des revenus les plus importants et évoque l’idée de s’orienter vers un « socialisme participatif », nous préconisons pour notre part de favoriser les modèles économiques interdisant ou limitant l’appropriation privative des résultats de l’entreprise

[18] Interview H. Noguès, Rev. Associations mode d’emploi, préc., p. 5

[19] F. Bloch-Lainé, Faire société : les associations au cœur du social, Ed. La découverte Syros, collec. Aternatives sociales, sept. 1999

[20] A ce propos, le HCVA précise dans son rapport de 2017 (p. 20) que « ne pouvant se tourner vers des capitaux privés, les responsables associatifs se sont donc tournés vers l’Etat et les collectivités dont c’est la vocation naturelle de prendre en charge ce qui ne relève pas du marché, ainsi que vers des mécanismes de répartition sociale. »

[21] BOI-IS-CHAMP-10-50-10-20 préc., § 590 – 610 : en situation de concurrence avec un autre opérateur assujetti aux impôts commerciaux, cette notion fiscale est caractérisée dès lors que l’activité économique associative remplit alternativement l’un ou l’autre des critères du produit (« est d’utilité sociale, l’activité qui tend à satisfaire un besoin qui n’est ni pris en compte par le marché ou qui l’est de façon peu satisfaisante ») ou du public (« sont susceptibles d’être d’utilité sociale, les actes payants réalisés principalement au profit de personnes justifiant l’octroi d’avantages particuliers au vu de leur situation économique et sociale »).

[22] C. Amblard, Activités économiques et commerciales des associations, Lamy associations, Etude 246

[23] C. Amblard, La gouvernance des entreprises associatives, Dalloz Juris associations Hors-Série, août 2019

[24] C. Amblard, Association « Holding » : L’entreprise du futur ? Juris associations Dalloz, n°525, 1er oct. 2015, pp. 37 à 39

[25] C. Amblard, La gouvernance des entreprises associatives, préc. p. 194 et s.

[26] C. Brigaudeau, Gabriel Attal : Nous débloquons 28 millions d’euros pour les petites associations, Le Parisien, 6 sept. 2019

[27] I. De Chevigny, Au fait, c’est quoi une start-up ? Capital, 10 août 2015

[28] T. Noisette, Start-up : Macron part à la chasse aux licornes, L’obs, 18 septembre 2019